Monday, August 31, 2009

Blemmophobie

Blemmophobie : peur du regard des autres.

Depuis qu'il avait balancé son pote Jésus aux flics, Judas se sentait en permanence coupable. Quand il apprit que son ami avait été tabassé à mort, il s'en mordit les doigts. Il avait du mal à s'accepter tel qu'il était. Il ne dormait plus, ne parlait plus à personne et détestait se regarder dans un miroir. Ce qu'il détestait par dessus tout, c'était de deviner dans le regard des autres le mépris qu'il méritait. Et il devinait ce regard dans les yeux de tout le monde.

Judas passa plusieurs années cloitré chez lui, à faire ses courses sur internet et à vivre de la prime obtenue pour avoir dénoncé son ami. Les premières fois où il ouvrait la porte aux livreurs, il devait rassembler son courage pendant au moins deux bonnes minutes avant de faire tourner la clé dans la serrure pour le laisser entrer. Il n'osait pas affronter leurs regards. Il était sur qu'ils le jugeaient, le toisaient, l'assassinaient de leurs yeux réprobateurs.

Judas avait le sens pratique. Il perça un trou à hauteur d'yeux dans la porte d'entrée avec sa perceuse et y introduisit une mini loupe grossissante, ce qui lui permettait ainsi de mieux se préparer aux visites inopportunes. Plus tard, quand il s'autorisa à sortir à nouveau de chez lui, obligé qu'il était après treize ans en totale autarcie, il fit breveter son invention et devint millionnaire.

Un jour, son ex, Margot, qui s'inquiétait de savoir ce qu'il devenait - après tout, n'avaient il pas vécu deux ans ensemble ? - et qui voulait clarifier une petite chose - c'est vrai ce qu'on raconte à propos de Jésus ? C'est vraiment toi qui l'a dénoncé, toi, son meilleur ami ??? - vint sonner à la porte. Utilisant son système ingénieux de trou dans la porte, il la reconnut tout de suite. La première chose qui lui vint à l'esprit, une fois la surprise passée, c'est qu'elle avait pris sacrément du poids. Sans hésiter, il ouvrit la porte. Après tout, ils étaient à égalité : elle pourrait le réprimander pour son acte puéril et enfantin de délation. Il pourrait se moquer de son récent régime...

Judas ouvrit la porte. Margot était toujours aussi belle, aussi élégante...et aussi fine ! Il s'était laissé surprendre par l'effet de la loupe grossissante. Mais il était déjà trop tard, la porte était ouverte. Il la fit entrer et elle découvrit le capharnaum dans lequel il vivait. Un vrai appart de mec puissance dix. Un appart de mec qui n'a pas mis les pieds dehors pendant des mois ! Les cadavres de bières disputaient leur place aux cartons de pizzas. Sur le mur, un rétroprojecteur projetait une partie des Sim's sur "Pause". L'odeur était pestilentielle et le bordel inommable.

- Pourquoi t'es là ?
- Je voulais savoir ce que tu devenais. Je m'inquiétais...
- C'est gentil... comme tu peux le voir, je m'occupe...
- Je vois ça.
- Bon bein, merci. Au revoir...
- Tu vas pas me le dire ?
- Quoi ? Que je regrette ? Tu rigoles ou quoi...regarde la vie de reve que je me paye grace à ça !!!
- Mouais. T'as raison. Au revoir... Adieu meme...
- C'est ca, va rejoindre ton ex...l'autre...

Elle sortit. Il claqua la porte. Il ne la revit plus jamais.

Quand les fonds de la "prime-délation" furent épuisés après 13 ans d'hibernation sociale, Judas dut trouver un nouveau moyen de subsistance. Comment faire pour éviter le regard des gens tout en gagnant sa vie quand on ne sait rien faire d'autre que dénoncer ? En attendant de pouvoir breveter son invention pour regarder à travers les portes, il devait absolument trouver quelque chose. C'était l'automne, l'hiver approchait à grand pas, il ne se sentait pas de dormir sous les ponts.

C'est un peu par hasard qu'il trouva ce boulot de saisonnier : Père Noel ! C'était parfait. Il ne craindrait plus le regard des autres, puisqu'il ne serait plus lui meme. Un gros personnage rouge et barbu le dissimulerait ! En plus il adorait les enfants ! Et étant donnée ses dernières relations, qui dataient de treize ans auparavant avec Margot, il avait emprunté la mauvaise voie pour espérer un jour s'amuser avec ses propres enfants.

Ce qu'il n'avait pas prévu, c'est que le premier enfant qu'il s'appréterait à prendre sur ses genoux le démasquerait aussi sec. C'est du moins ce qu'il en conclut quand un mioche qui ne devait pas avoir huit ans, se lança à sa poursuite avec une batte de base-ball en criant des insanités que peu d'enfants de cet age sont capables de prononcer (où les avait-il apprises ? Pas sur que le gamin méritat les bons soins du Père Noel...). La mère, une certaine Catherine, essayait de controler son fils enragé et s'excusait auprès de Judas :

- Vraiment, je suis sincèrement désolée Monsieur le Pere Noel. Je peux vous garantir que mon petit Théo a été très sage cette année... mais je ne comprends pas ce qui lui a pris. Tenez, prenez cet argent, vous pourrez vous racheter un costume.

Ce que Judas comprit, c'est que toute sa vie, sa vilénie d'un jour le hanterait. Et cet enfant ne fit que lui dire : "honte à toi !" Le message était on ne peut plus clair. L'habit ne fait pas le moine.

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